Je ne me rappelle plus vraiment du son de sa voix…
Je me souviens par contre parfaitement de son regard d’un noir intense et profond qui vous réchauffait le cœur en un millième de seconde.
Il était grand, un peu trop épais et c’est justement cela qui le rendait confortable, une envie de le cajoler, de se perdre sur son torse, dans ses bras protecteurs.
Il était à part, solitaire et calme, mais si touchant que j’en pleurais parfois lorsqu’il s’endormait tout contre moi.
Un homme fait juste pour moi, chaque centimètre de peau, chaque éclat de voix, chaque sourire, tout avait sans nul doute été conçu pour mon cœur à moi.
Il me disait que j’étais celle qui était faite pour son corps, que je ressemblais à une étoile et que je rayonnais uniquement pour lui. Il aimait m’embrasser là, sur le front et me soufflait des « je t’aime » au creux d’un sourire rêveur.
Mon amour, mon unique amour, ma flamme et ma raison de vivre…
Notre rencontre aurait pourtant pu aboutir à tout autre chose… En effet dès le premier regard nous nous sommes détestés !
A l’époque il travaillait dans une grande société d’informatique et moi je débarquais en tant qu’ingénieur, une femme pour l’aider, quel calvaire ! Ce n’était pas du tout dans son caractère d’accepter du soutien, et encore moins si cela venait de la gente féminine… Le genre sûr de lui qui aimait imposer son savoir ! Il avait beaucoup de mal à écouter d’autres voix, d’autres opinions…
En le voyant ronchonner je me suis donc mise moi aussi à le prendre de haut, il m’agaçait à un point vertigineux. Les répliques acerbes fusaient et j’avais souvent du mal à me concentrer, il fallait pourtant bien que je réalise mon travail de développement. Il ne m’a pas beaucoup aidée à me sentir à l’aise, bien au contraire je crois même qu’il a tout fait pour que je démissionne ! Ce que j’ai d’ailleurs failli faire plus d’une fois mais quelque chose m’en empêchait, la fierté ou bien une sensation étrange. Si je quittais cet emploi alors je perdrais une chose importante, or je ne savais pas la définir…
Mes doutes, mon besoin de lui tenir tête ont eu raison de moi et d’ailleurs ne dit-on pas que les plus belles histoires d’amour débutent souvent par la haine… En quelques mois nous avons en effet fini par nous apprivoiser, par nous comprendre et même par rire ensemble. Il m’a alors conviée au restaurant, puis une autre fois au cinéma. Je ne me souviens plus du film, je crois que c’était sur les robots du futur, toutefois cela ne m’intéressait pas, c’est lui que je fixais durant la projection. Il avait l’air d’un gosse devant l’écran géant, s’amusant d’un rien, commentant les détails qui lui semblaient moins réalistes. Un passionné de ce genre de films où tout est futuriste !
Je lui ai alors rendu ses invitations en lui demandant tout d’abord de passer chez moi, de venir boire un café, de venir écouter un album de Gershwin… Et depuis un illustre soir de décembre où nous avons échangé notre tout premier baiser, nous ne nous sommes plus jamais vraiment quittés.
C’était romantique, il était chez moi assis sur le canapé et nous feuilletions un vieil album photo de ma famille. Aucun de nous deux n’osait faire le premier pas, il a finalement posé sa main sur ma joue, il a remis en place une mèche de mes cheveux tout en me fixant du regard, et alors que je souriais d’émoi il a posé tendrement ses lèvres sur ma bouche. Je n’osais plus faire le moindre mouvement de peur de briser cet instant de magie, je sentais mon cœur qui battait de plus en plus fort et puis nous nous sommes serrés l’un contre l’autre, si fort que j’en ai eu mal aux côtes, mais pour rien au monde je ne le lui aurais avoué.
Nous passions nos journées ensemble à travailler et nous nous retrouvions le soir.
Il était doux et ses sourires discrets, notre amour est tout d’abord resté secret car au travail cela n’était pas bien vu. Nous nous sommes d’ailleurs beaucoup amusés de la situation, nous cachant comme des gosses pour un baiser volé entre deux couloirs…
J’y repense quelquefois et je me dis « Mon Dieu nous aurions pu passer à côté de tout ce bonheur si nous étions restés figés sur nos positions ! »
Quelque temps après nos rencontres régulières, il était devenu évident que vivre chacun chez soi n’était plus possible ! D’autant qu’au final nous étions toujours chez moi et que son studio lui revenait cher. Un bel argument de plus pour passer à l’étape supérieure… Alors nous nous sommes lancés…
Nous avons vécu près de dix-sept années ensemble, nous avons fondé une famille : deux filles, deux trésors.
Je trouve qu’elles lui ressemblent, surtout l’aînée, elle a hérité de sa carrure et de son caractère. La plus jeune a tendance à être plus réservée, je crois qu’elle tient cela de moi.
Le temps ne nous a pas usés, nous avons construit notre entreprise de vie et de travail ensemble. Nous n’avions besoin de personne, enfermés dans notre petit monde, à l’abri de tout.
Les filles ont grandi, notre société aussi, que de temps nous avons passé à matérialiser nos projets, à travailler… Peut-être trop, nos enfants en ont sans doute souffert un peu. On ne pouvait être présent partout à la fois et nous avons privilégié le gain d’argent, à tort c’est certain, en revanche diriger une petite société n’était pas chose facile et pour nous c’était un défi que nous nous refusions de perdre.
Les filles n’ont pas exprimé le manque que cela leur laissait éprouver, au contraire elles nous attrapaient par des baisers le soir lorsque nous rentrions, et puis leurs rires, les devoirs, les spectacles, les activités sportives…
A chaque heure suffit sa peine…
Nos journées étaient bien remplies et nous aimions cela.
Mon mari, mon amour n’avait pas de patience, malgré son calme il gérait mal les pleurnicheries. Au final, à force de vivre ensemble on apprend à comprendre les modes d’emploi de chacun et nous nous sommes harmonisés pour trouver notre équilibre.
Une belle vie, un parcours sans faute, nous avons même acheté une jolie maison dans un quartier résidentiel avec un petit jardin et un grand garage. Les enfants pouvaient jouer sans risque et la nature nous rendait le paysage enchanteur. Des collines, des arbres, de l’herbe, tout dans cette résidence ressemblait à un tableau de fraîcheur et de bonheur.
Petite fille je n’aurais pas rêvé mieux que cette aventure.
Et me voici déjà à l’aube de mes cinquante ans, je regarde derrière moi et je ne me rappelle toujours pas du son de sa voix…
C’est terrible, on passe dix-sept ans avec un homme et ensuite, lorsqu’il s’enfuit, tout comme les images, les bruits s’évaporent aussi.
Tout semble différent, et surtout le plus oppressant c’est le silence. Et encore pire que tout je crois, se coucher dans un lit double glacé sans aucune main à saisir, se retourner à cause des insomnies et se souvenir chaque nuit qu’il ne sera plus jamais auprès de vous.
Se relever, boire un grand verre d’eau, allumer le téléviseur, l’éteindre, se connecter sur Internet, s’ennuyer, prendre un livre, le reposer et regarder les photos jaunies et puis finir par s’endormir vers cinq heures du matin.
Le réveil est pénible, néanmoins il faut bien emmener les filles au collège, éviter de leur montrer le manque. Elles aussi souffrent, inutile de leur montrer ma propre détresse.
Je me demande encore bien souvent comment a-t-il pu oser, comment a-t-il pu nous abandonner ainsi ? Tout s’est passé si brutalement, un choc, la sensation d’être impuissante face au destin et je n’avais pas choisi cette fin !
La plus petite a pleuré en silence, je ne m’attendais pas à ce qu’elle comprenne et pourtant c’est elle qui a eu le cœur brisé tandis que la grande ne saisissait pas la gravité de la chose.
Il a fallu faire face, je devais impérativement me retenir, tenir, encore, tenir plus fort pour elles, pour ne pas subir…
Quelques années ont passé depuis… A quoi cela me sert de regarder encore en arrière ? Pourquoi je ne peux avancer sereinement depuis qu’il n’est plus là, mon homme, mon aimé… Cela ne sert à rien, cela ne changera pas la situation, il n’est plus là, il est parti alors à quoi bon ressasser tout ça ?
J’ai dû fermer notre entreprise, retrouver du travail et à mon âge ce n’était pas évident, les factures continuaient d’arriver chez nous et hors de question de vendre notre maison.
Il nous a quittées, quel lâche !
Ce n’est plus pareil… Rien n’est plus pareil…
Travailler pour un autre, détester cet autre…
S’organiser en fonction de l’emploi du temps de mes filles.
Je ne vis plus que pour elles, au travers d’elles. Je m’ennuie souvent, je me cherche, je me demande à quoi je sers, je me demande combien de temps encore je vais devoir me mentir à moi-même. Je fais les courses, je travaille, je les promène là où elles veulent aller, je ne lis plus, je ne réponds pratiquement jamais au téléphone, je suis debout comme un pantin, j’exécute les choses que je dois faire sans y penser, tout est réglé et ce sont ces habitudes qui m’aident à continuer…
Une forme de routine qui me permet de ne rien oublier.
Je n’aime plus la vie, je n’arrive pas à me réjouir de bonheurs simples. Non, sans lui, plus rien n’a de goût…
Certaines nuits, j’ai l’impression qu’il est là, qu’il me sourit, qu’il me chuchote encore des mots doux… C’est étrange, et c’est si réaliste que j’ai parfois du mal à croire que cela n’est qu’un rêve, je sens même la chaleur de son souffle qui se rapproche de mes lèvres…
Est-ce possible ? Je n’ose en parler, je ne veux pas passer pour une folle, déjà que je ne fais rien pour paraître jolie depuis lui…
Les gens doivent penser que je suis une mamie à force de laisser mes cheveux grisonnants s’étendre sur mes épaules. Je m’habille avec ce que je trouve le matin dans la penderie, en général un pantalon foncé, un tee-shirt et un long gilet noir et puis je ne me maquille jamais.
Il y a quelque temps, une de mes filles m’a dit que ses copines ne la croyaient pas lorsqu’elle disait que j’étais sa mère. Elles pensent que je suis trop âgée pour ça… La jeunesse est cruelle mais cela ne me touche pas, ce qui me touchait n’est plus là.
Il y a quelques années, un médecin m’a averti : « si d’ici deux ans vous n’allez pas mieux alors il faudra envisager une thérapie, quelque chose qui vous permettrait de dormir mieux, d’envisager l’avenir. » Mais je refuse les médicaments, les traitements qui nous abrutissent l’esprit, je suis déjà bien assez loin de moi ainsi…
C’était il y a presque huit ans… Et je ne dors toujours pas…
J’ai eu des crises, j’ai pris vingt-cinq kilos, j’ai cessé de fumer puis j’ai repris, j’ai bu, j’ai hurlé, je me suis tu, j’ai reperdu mes vingt-cinq kilos, mon corps se meuble au gré de mon moral.
On a beau dire que le temps passe, qu’il guérit les blessures, moi je ne suis pas d’accord ! Lorsque l’on a la chance d’avoir trouvé son âme sœur et qu’elle disparaît par un coup du sort, alors non, on ne peut pas se remettre d’un tel sacrifice.
Non, le temps passe et pourtant rien ne t’efface…
La maison commençait à s’user alors je me suis décidée à la remettre en état, enfin quelque chose que je devais faire et qui allait me motiver, une chance pour moi de me retrouver au travers de nouvelles activités ! Mais je suis seule et je ne sais pas bricoler, j’ai donc fait appel à des professionnels. Pour être pros, ils le sont ! Une femme seule et le devis double immédiatement…
J’ai donc refait faire les fenêtres, les volets, la porte d’entrée, et puis il fallait aussi s’occuper de l’électricité, payer les cours supplémentaires pour les filles, leurs sports, bientôt le permis conduite accompagnée pour la plus grande… Les lecteurs mp3, les ordinateurs portables, les vêtements à la mode, les mobiles… Et comme la voiture aussi commençait à vieillir, je l’ai changée. J’ai eu du mal parce que c’était un véhicule que nous avions choisi ensemble et comme je l’avais gardé tout ce temps, m’en séparer m’a fait culpabiliser.
Je me rappelle que pour la couleur nous avions longuement hésité et qu’il avait finalement gagné, « le bordeaux ira mieux avec ton sac à main » avait-il affirmé en riant !
Le vendeur lui, n’a eu aucun scrupule à me faire payer le prix fort. Je m’en suis rendu compte mais je n’avais plus le courage de me battre…
Non à présent je veux que les choses soient faites rapidement et je ne veux pas chercher plus loin. Je recherche la simplicité et tant pis si pour cela je me ruine. C’est sans doute idiot et mon mari n’aimerait pas voir cela, mais après tout il n’est pas là alors je fais ce que je veux !
Je me demande comment je vais réussir à faire vivre mes filles jusqu’à leurs envols. Mon salaire diminue, je gère mal le budget et je n’ai plus de volonté… Il faudra certainement que je finisse par vendre notre maison… Mais pour aller où ? Dans un lieu où lui n’aura jamais mis les pieds, là où aucun de ses regards ne se sera arrêté ?
Impossible, je reste là où il est !
Ici j’ai tellement de souvenirs, l’odeur de ses cigares et puis j’ai gardé quelques vêtements accrochés dans notre armoire… Si je devais déménager je serais obligée de jeter tout ça... On ne balaye pas ainsi dix-sept années de vie commune, d’amour, de discussions, de rires, de larmes et d’émotions !
Ce qui fait mal aussi ce sont les autres, ils n’osent pas parler de lui, ils ont peur de me blesser, ils ont peur de me voir sombrer, alors ils font comme s’il n’avait jamais existé, comme si la situation était normale.
Je crois que lorsque l’on ne parle plus de ceux que l’on a aimé on les fait disparaître une seconde fois, et au vu des souffrances que mon amour a subi, je ne voudrais pas qu’il puisse devenir invisible.
Un amour ce doit être lumineux, on doit pouvoir le regarder de loin et se dire : « regardez il est là, je suis à dix mille lieues de lui mais pourtant je le devine, je le sens, c’est lui et je me sens tellement bien. »
C’est sans doute pour cela que je fuis les autres, ils ne me comprennent pas et je n’ai pas le courage de leur expliquer. Je me retrouve de plus en plus seule, et mes filles ne cessent de grandir, elles ont même des petits amis à présent… Les dîners sont morbides, je ne sais pas apprécier la présence de ces deux jeunes garçons, ils me rappellent trop combien je suis désormais le chef de famille.
Je suis laxiste, je cède sur presque tout, les conflits me fatiguent, les cris me peinent. Je ne peux pas leur en vouloir, ce n’est pas de leur faute si elles n’ont pas eu d’autorité paternelle pour calmer leurs attitudes.
Mais est-ce de la mienne ?
Pourquoi est-il parti, pourquoi lui ?
Cette année-là en juin, tout allait pourtant bien et voilà que dix mois plus tard il fallait nous dire au revoir.
Je n’ai rien vu venir, mais c’était là, sournois, ça se cachait pour mieux nous surprendre.
C’était tapi, prêt à bondir et à nous arracher le cœur.
Il n’avait pas l’air mal, il souriait, il travaillait toujours aussi dur, il n’avait de cesse de penser qu’un jour peut-être, lors de notre retraite nous irions nous installer dans le Sud. Un magnifique mas provençal, un jardin à perte de vue avec des oliviers, les filles pourraient venir nous voir, elles auraient leurs chambres. Nous irions au marché ensemble main dans la main et puis parfois le samedi avant de rentrer nous irions au café du village pour prendre l’apéritif avec les habitués. Je me mettrais à la peinture et lui pourrait enfin prendre du temps pour lui.
Mais… nous n’irons pas, je resterai ici, seule.
C’est finalement drôle comme une petite tâche à peine perceptible peut ensuite se transformer en signe de terreur.
Il avait pour habitude de ranger sa carte bleue dans la petite poche avant de ses chemises. Un jour, il a senti qu’elle le gênait, quelque chose qui grattait, chatouillait. Il a regardé de plus près et il a remarqué tout de suite que la tâche s’était étendue. Juste autour de son grain de beauté, on voyait désormais une forme bizarre de couleur foncée. Il n’a pas voulu aller consulter tout de suite, il avait du travail et les médecins, ce n’était pas sa tasse de thé.
Au bout d’un mois, je l’ai finalement convaincu, alors tout a commencé, on a trouvé une tumeur, il a donc fallu l’enlever.
Ensuite ils ont gratté autour pour vérifier les métastases et puis nous avons dû attendre… L’incertitude, le silence des médecins…
Et fatalement nous nous sommes rendus compte qu’il y en avait d’autres, les traitements ont débuté : radiothérapie, chimiothérapie, injection de morphine… Angoisses, moins de projets, des regards qui se perdent… Et toujours des multitudes de questions sans réponses…
Il n’a même pas perdu ses cheveux, bien sûr il était las et il a dû effectuer plusieurs séjours en hôpital, mais aucun signe vraiment dramatique puisqu’il n’avait pas de symptôme, il travaillait encore et encore.
Ils lui ont mis un cathéter, il souriait toujours, après tout que pouvait-il bien lui arriver ?
Je me rappelle des dernières semaines, il était de plus en plus irritable et tellement fatigué. C’est arrivé d’un coup, il ne souriait plus…
Un matin les filles étaient en retard pour l’école, il les a pressées, un peu de mauvaise humeur, l’une d’entre elles n’a même pas eu le temps d’attraper son bisous du matin…
Le jour même il est entré à la clinique pour un court séjour et un nouveau dosage de morphine. Il avait emporté une pile de revues informatiques, un ordinateur portable et quelques photos de nous. En riant, je lui avais rétorqué que ce n’était pas un hôtel et qu’il fallait avant tout qu’il se repose. Mais comme toujours il fallait bien assurer la survie de notre société et nous n’avions pas les moyens d’engager un remplaçant.
Cinq jours plus tard il était mort.
Ma fille lui en veut encore je crois pour ce baiser oublié.
La veille de son décès j’étais venue le voir, il était complètement drogué, il tentait vainement d’attraper des papillons.
Je me suis mordu les lèvres pour ne pas hurler. Un homme si fort, si combatif qui désormais ne me voyait plus, il était dans une sorte de délire qui devait lui permettre de ne plus sentir la douleur. Tous ses organes ont été mangés par ce cancer, pas un seul n’a résisté ! Tout s’est passé si rapidement ! !
D’extérieur rien n’aurait pu le distinguer d’un autre homme, mais de l’intérieur son corps était rongé par cette saleté de maladie…
J’ai demandé le nom de son cancer, on m’a alors parlé du soleil, des ravages qu’il fait lorsque l’on est jeune. Un comble pour mon homme à la peau blanche qui ne s’exposait jamais ! Facteurs de risques, tâches de rousseur, grains de beauté, peau claire, exposition aux UV, hérédité… J’ai immédiatement pensé à mes filles !
Le nom scientifique est « mélanome » ! Il semblerait que les docteurs n’aiment pas ce genre de cancer, qu’il est particulièrement difficile à soigner, que bien souvent on le remarque trop tard… Ce n’est pas juste, non vraiment ce n’est pas juste…
Lorsque l’on est malade, deux solutions : on guérit ou bien on succombe. Parfois on a le temps de s’y préparer, on connaît l’inéluctable, alors on met tout en ordre, on rappelle aux amis combien on les aime, on les prépare à notre départ… Et parfois rien n’est prêt, on n’avait pas saisi le message et on ne pensait pas à une telle fatalité. On se croyait plus fort, on pensait naïvement que cela n’arrivait qu’aux autres.
Mon mari ne savait pas, je ne savais pas et son départ fut pour moi un choc plus puissant que n’importe quelle évidence. Pourtant les médecins, eux, ils savaient ! Pourquoi ne pas avoir été plus francs ? Il n’y avait pas d’espoir face au stade évolutif, et tout ceci je ne l’ai su qu’après, lorsqu’il était trop tard pour accompagner convenablement mon mari vers une fin irrémédiable.
Je leur en veux pour leurs silences… A cause de leur bêtise, mon mari est mort seul dans une chambre d’hôpital !
Je n’étais pas là, pas d’infirmiers, non, personne pour lui tenir la main, pour lui fermer les yeux ! Il a même saigné du nez ! Lorsque je l’ai découvert après que l’on m’ait prévenue il avait les yeux grands ouverts, il fixait le plafond, son corps était tiède et figé. J’ai voulu l’embrasser encore mais il était immobile, une statue de cire !
C’est horrible, on crie, on lui dit : « mais réveille toi nom de Dieu ! Réveille toi, ne me laisse pas ! Allez bats toi ! » On hurle, on devient folle, alors des femmes vêtues en blanc tentent de nous calmer avec des mots, des chuchotements, des phrases types dont on se fout !
« C’est mieux pour lui, il souffrait trop… »
« Cela devait arriver tôt ou tard »
Mais on finit par écouter, les larmes plein le visage et les pieds qui se dérobent dans le vide sans plus rien à quoi se raccrocher. On entend à peine, on se rend compte soudain que quoi que l’on fasse, quoi que l’on dise ce qui vient de nous arriver nous échappe, on subit la mort, elle nous brise en mille morceaux.
Nous ne sommes plus que l’ombre de ce que nous étions quelques minutes avant sa venue.
Lorsqu’un être cher meurt on passe par plusieurs phases : le refus, la colère, la déprime et l’acceptation…
Je suis toujours en colère !
En colère contre lui, mais aussi contre la vie !
J’ai accepté la situation parce que je n’ai pas eu d’autre alternative, en revanche je reste embarquée dans ma dépression. Non, personne ne me classera dans des statistiques, je gère ma peine comme je peux, pas comme une courbe !
Nous avons dû agir vite par la suite, mise en bière, choix du cercueil, des fleurs, incinération puis mise de l’urne sous terre… Les papiers, les démarches, l’annonce aux filles… Et puis ensuite, plus rien.
L’agitation terminée, les larmes épuisées, on se retrouve face à son miroir, face à soi-même sans épaule pour nous consoler parce que les seules que l’on voudrait ne seront plus jamais là.
Mais comment vivre sans la personne qui nous portait, qui nous aimait, comment sourire si on ne peut plus prendre soin de lui, si on ressent un creux, un vide, un froid dans tout le corps, comme si nous aussi nous étions morts à notre tour ? Comment vivre alors ?
Bien sûr il y a les enfants, heureusement ! Sans eux je ne serais plus là depuis longtemps. Néanmoins les enfants ne peuvent se substituer à l’amour d’un homme. Ils sont la continuité et on se doit de garder la tête haute pour eux mais cela ne suffira jamais. Et quand bien même j’adore mes filles, j’aime les regarder avec mon cœur et elles ont beau me donner de l’affection au centuple en retour, il me manquera toujours quelque chose… Il me manque l’amour de mon homme.
J’aurais pu voyager, fuir ma détresse mais je suis restée, je ne pouvais pas l’abandonner.
A chaque coin de rue je le devine, à chaque feu rouge je le vois dans sa voiture, à chaque sonnerie du téléphone je m’attends à redécouvrir sa voix… C’est un supplice que je vis constamment, même à la maison son ombre est partout.
On ne peut pas partir avec autant de bagages dans le cœur. Mon voyage à moi c’est celui que le destin m’a laissé : continuer sans but vers une fin préméditée. Regarder un jour mes filles devenir mères à leur tour, m’occuper de leurs enfants… Ma vie aujourd’hui n’est plus là que pour satisfaire celles des autres.
Ce matin, j’ai regardé l’étagère de ma salle de bain, dessus était posé un flacon de parfum. J’ai ouvert le bouchon, j’ai humé l’intérieur de la délicate bouteille et je me suis rendue compte que la fragrance n’avait plus la même senteur…
Depuis huit ans aucun homme ne m’a offert de parfum, ce flacon était son dernier présent… Seulement, même les odeurs disparaissent.
Pourtant je me bats pour ne rien oublier, je me bats tellement fort que j’en pleure souvent, toutefois ma mémoire commence à me jouer des tours, c’est horrible, son image est de plus en plus floue, s’il n’y avait pas les photos peut-être que je ne me souviendrais même plus de ses traits !
La vie file comme le temps, mais mon amour sera plus grand, plus fort !
Pour toi mon aimé jusqu’à la dernière seconde je te ferai exister encore au travers de mes pensées, personne ne pourra jamais m’empêcher de te faire vivre.
Je crois que parfois je déraille, mon obsession de faire survivre mon mari doit affecter mes filles, elles, elles se rappellent à peine de lui et quand j’en parle elles sont juste un peu curieuses, par contre l’émotion ne les submerge pas… Elles étaient si jeunes, elles ont perdu un père mais ne connaissent pas l’homme qu’il était. Parfois elles me demandent s’il aimait telle ou telle chose, elles ont besoin de savoir si leurs goûts viennent de lui.
Quelle cruauté que de devoir se séparer si tôt des siens ! Si au moins tout ceci était équitable, on pourrait par exemple partir de zéro pour arriver à cent ans, et voilà, pour tout le monde la même durée, de quoi planifier, aimer, prévoir et se dire au revoir ! Pourquoi est-ce si compliqué ? Il faut gérer des disparitions à tout âge et cela ne cesse jamais.
J’aurais aimé qu’il soit encore là, j’aurais même préféré qu’il me quitte pour une autre plutôt que de partir ainsi. Cela peut paraître insensé cependant, le savoir en vie m’aurait sans doute permis de revivre ensuite. Tandis que vivre en sachant que lui n’est plus là m’est insupportable.
Il faudrait que je me ressaisisse, que je prenne soin de moi, que je sois plus féminine, plus souriante… Il faudrait que je fasse des efforts pour profiter du temps qu’il me reste.
Peut-être qu’il aurait voulu que je recommence une autre vie ?
J’imagine bien la situation, moi avec un parfait inconnu dans nos murs ! Manger dans nos assiettes, regarder notre télévision ensemble assis sur notre canapé ! Je le maudirais cet homme plutôt que de l’aimer, j’aurais la sensation qu’il volerait la place de mon amour, de mon unique.
Et mes filles, comment réagiraient-elles face à une nouvelle famille ?
J’exagère sans doute, pour elles cela aurait sans doute été bénéfique d’avoir un homme à la maison. Elles auraient un caractère plus facile, elles me respecteraient plus… Je ne sais pas, elles n’ont jamais évoqué le sujet.
Un autre homme ? Non je me trahirais moi-même, je ne vais tout de même pas me forcer à trouver quelqu’un juste pour l’équilibre de mes filles ! Je devrais ? Je ne sais plus, je déraisonne…
Et puis je me suis habituée à me morfondre, à m’exclure du monde, j’ai déjà perdu tellement de temps… Et puis recommencer quoi ? Aimer pour être aimée ? L’amour n’est pas « dupliquable » ! L’amour est une essence unique qui ne peut exister qu’entre deux êtres et si l’un des deux s’en va pour un ailleurs alors l’autre doit tisser le lien invisible qui leur permettra d’être réunis à jamais.
Voilà, en réalité c’est exactement ce que je fais depuis tant d’années, je coule lentement pourtant je tisse, je m’applique et chaque seconde je me rapproche de lui, chaque instant il est plus présent. Un voyage avec une fin heureuse, le « Happy End » des films que nous adorions regarder, nous sommes devenus les amoureux du « Quai des brumes », des amants tourmentés à jamais, encore plus authentiques que « Roméo et Juliette » qui avaient pour eux la jeunesse naïve…
J’imagine que je dois faire peur à ceux qui lisent dans mes pensées, j’espère seulement que mes filles me comprennent un peu, juste un peu…
Elles n’ont pas encore connu le grand amour et pourtant, déjà si jeunes, elles s’accrochent à leurs premiers baisers comme si moi je ne pouvais savoir de quoi il s’agissait. Elles ont la sensation qu’elles sont les seules à vivre une telle intensité ! Est-ce que mes rides m’empêchent d’aimer ? Lorsque l’on change physiquement, que le poids des ans et des expériences a fait son ouvrage, alors n’a-t-on plus le droit aux sentiments ?
Une nuit sans doute, je m’endormirai enfin à mon tour à jamais et alors je n’aurai plus qu’à lui tendre la main, je sentirai son cœur battre en moi de nouveau et il attrapera la mienne pour qu’enfin nos âmes ne soient plus jamais séparées.
Ce voyage peut sembler bien long, mais le plus important est au bout… Après tout, la vie n’est-elle pas faite que d’attentes et d’incertitudes ? Une forme de purgatoire en attendant d’avoir le droit de goûter au paradis. J’ai eu un avant-goût alors je sais ce qui m’attend de l’autre côté et puis j’ai déjà eu la chance de l’avoir de longues années à mes côtés, le reste je ne m’en souviendrai que comme quelques secondes de poussières ! L’éternité est bien plus longue que ma douleur sans lui.
Je serais bientôt de nouveau auprès de lui et à mon tour je lui soufflerai des « je t’aime » juste au creux de son cou…
Pour qu’enfin l’amour triomphe de la mort !
Chacun sa vérité (tous droits réservés: Elisabeth Robert)
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